La palombe et la palombière
Dès le XIIIe siècle, la chasse de la palombe est déjà bien implantée dans le Sud-Ouest. En palombière, on chasse au fusil et aux pantes, ces filets dont le paloumayre joue avec plus ou moins de succès mais toujours un grand art, pour capturer la mythique palombe. La vaste aire culturelle gasconne connaît une palombière typique, implantée au sol. Un labyrinthe de plusieurs centaines de mètres de « couloirs » couverts de brande et de fougère serpente dans la forêt pour permettre aux chasseurs de s’y déplacer discrètement à l’approche des palombes. Aux deux extrémités de cette aire culturelle, les techniques de chasse observent des variantes particulièrement intéressantes. Au Sud, dans les Pyrénées, le chasseur a su tirer parti du relief montagnard en installant des filets verticaux dans les cols. Ce sont les pantières. En Périgord, en Quercy et dans l’Agenais, les palombières sont juchées en haut des arbres et sont dépourvues de filets.
À la croisée des deux aires culturelles, en Lot-et-Garonne, les palombières sont parfois installées à la cime des chênes mais, s’inspirant des techniques gasconnes, elles marient cabane juchée en haut des arbres et pantes au sol, l’ensemble étant relié par un couloir. D’octobre à novembre, il n’est pas un média, journaux, télévisions et radios, éditions régionales et même nationales, qui oubliera de relater ce fait social durant lequel le temps s’arrête. L’époque, révolue, n’est pas si lointaine, où toutes les usines fermaient pour laisser chacun, ouvriers, contremaîtres et patrons, rejoindre les palombières. S’il n’existe presque plus d’usine, la passion pour la palombe ne faiblit pas. De mystérieux arrêts de travail surviennent même à cette période. À y bien regarder, ils n’auraient qu’une cause : la célèbre maladie bleue. Emblématique du Sud-Ouest, la passion cynégétique pour l’oiseau bleu, autre nom fréquemment employé pour évoquer la palombe, rythme la vie de bien des familles lot-et-garonnaises.
Lous appéous
Ainsi que l’édictent les dictons gascons, si c’est à la Saint Luc, le 18 octobre, que le pic de migration est attendu : « À la Sant Luc lou gran truc » ; c’est bien avant que tout doit être prêt pour guetter l’arrivée des palombes, précisément dès la St Michel, le 29 septembre, où le paloumayre monte ses appeaux : « À St-Miquéou, mounte lous appéous. » Car c’est bien là un acteur essentiel que l’appelant. Entre quinze et trente raquettes, ces « mécaniques » installées dans les houppiers, accueillent chacune un appelant qui, au commandement du chef de cabane, se mettra à battre des ailes. Par ce subterfuge, il laisse croire à ses congénères sauvages qu’il se pose dans les pins ou qu’il glane dans les chênes. Le vol de palombe, dont l’attention est ainsi attirée, se laissera tenter par une pause en cours de migration… ou non.
Entreprise périlleuse s’il en est, la raquette doit être installée à la cime des arbres les plus hauts. On fait parfois appel à des « monteurs d’appeaux » expérimentés, à la fois dans l’art de grimper aux arbres mais aussi dans celui de placer le dispositif. Un système de cordelettes, long de plusieurs dizaines de mètres, permet d’actionner la mécanique depuis le poste de commandement. Le mouvement de basculement de la raquette déséquilibre l’appelant qu’elle porte. Maintenu aux pattes grâce à des lacets, celui-ci se met à battre des ailes à chaque commandement. La « cluque » dont l’appelant est coiffé, prévient tout affolement ou tentative d’envol. Les appelants ne sont pas tous installés sur raquette. Des semi-volants, harnachés et guidés par un fil, volètent d’un arbre à l’autre.
Beaucoup de palombières ont également installé des barres d’envol ou des cages, pour pouvoir lâcher des appelants volants, jusqu’à une centaine. Envoyés en mission au moment fatidique, ils forment une petite volée qui monte dans le ciel pour revenir se poser autour de la cabane. Si la plupart des appelants sont des palombes, capturées durant la migration ou élevées en captivité, dans le cas précis des volants, il est souvent plus facile de dresser des pigeons domestiques. Chaque soir, les appelants sont descendus, encore une fois grâce à un système astucieux de tringleries et de cordelettes. Vient alors la période du gavage, autrefois en soufflant des graines de féveroles directement dans le bec de la palombe, aujourd’hui bien souvent grâce à une pâtée délivrée par un tube à piston de type seringue.
La cabane
La palombière est aussi une affaire de cabanes et c’est peu dire. La première des règles consiste à voir l’édifice pittoresque paré de fougères et de bruyères se fondre dans le paysage forestier. Faisant appel à beaucoup de récupération, des matériaux de construction à l’électroménager, rivalisant d’une habileté qui n’aura pour égale que l’ingéniosité, le chef de cabane et son équipe n’auront de cesse d’en améliorer le confort et de la perfectionner. Non-dit à peine feint, la palombière ne peut que raviver les joies enfantines de la construction des cabanes dans les arbres. Modifier l’emplacement de tel appelant à la lumière de l’expérience de la saison précédente, ajouter une petite cascade d’eau sur le sol des pantes pour mieux séduire les palombes, les 4 à 6 mois d’intersaison permettront aussi de préparer les chênes de pose autour des cabanes surélevées, taillant littéralement un jardin à la française dans les airs.
Lieu insolite où la forêt devient le théâtre de bien plus que la chasse d’un migrateur, sans qui rien n’existerait mais à travers qui tant de choses deviennent possibles, la palombière serait bien triste sans sa cabane. Centrale, à la fois d’un point de vue architectural mais aussi dans l’indissociable convivialité de la palombière, la cabane est le lieu de vie. Chaque matin, les hommes se mettent en cuisine pour régaler toute la tablée.
On s’y retrouve les après-midis quand les palombes ne sont pas au rendez-vous et on y reçoit les amis et les invités, pour y partager un moment autour de la chasse. En ce lieu de sociabilité, âges, classes sociales ou opinions politiques s’effacent. C’est aussi à la cabane que l’on se retrouve, en famille ou entre amis, alors que les vicissitudes de la vie ont pu éloigner durant l’année. Parfois, ce sont des relations professionnelles qui se nouent aussi. Des affaires se traitent, facilitées par cette atmosphère hors du temps.
L’art et la magie de la pose
Le chef de cabane est au guet. « L’espion, » appelant de cabane installé sur une raquette fixe, quelques mètres devant le poste de guet, assiste le chef de cabane dans sa mission. Scrutant tous deux l’horizon sans faillir un instant, l’œil vif des deux compères détecte le lointain vol en approche mais aussi l’autour ou le faucon, eux aussi en pleine chasse mais qu’il faudra faire fuir avant qu’ils n’attaquent les appelants pour s’en repaître. Dès le vol repéré, il n’est plus question qu’un quelconque mouvement ou qu’un mot trop haut puisse provoquer l’échec de la stratégie. Toute l’équipe est en émoi, les yeux rivés vers le ciel ou, plus précisément sur les palombes. Chaque coup d’aile des palombes en approche est prometteur. Elles prennent… elles vont poser. Il faut avoir connu un jour ces émotions pour comprendre comment les 3 ou 4 paloumayres, jusqu’à 10 dans les plus grosses palombières, abandonnent toute autre activité pour entrer en communion avec ce monde sauvage, captivés par l’émotion de la chasse et la magie du bruissement de centaines et même parfois de plusieurs milliers d’ailes de palombes qui les frôlent à quelques centimètres. Dissimulés, immobiles à l’intérieur de la cabane, ils attendent la pose. Si, l’opération réussit, on se saisit des fusils. Chacun connaît le poste qui lui est affecté dans la cabane. Il sait quel arbre de pose il va inspecter, espérant y voir se poser une palombe – car en palombière on ne tire pas au vol. Quand la chance sourit, en suivant méticuleusement le tempo chuchoté par le chef de cabane : un… deux… et, à trois, tout le monde tire. Les détonations simultanées retentissent en une seule. Si tout s’est bien passé, quelques palombes décrochent, toutes les autres reprennent leur chemin.
La prise
Dans les palombières équipées de pantes, la pose n’est qu’une première étape et souvent on préfère ne pas tirer. Il s’agit d’amener les grandes voyageuses vers le sol, ce petit emplacement de quelques dizaines de mètres carrés où sont tendus les filets. Les couloirs y conduisent tout droit ou, plutôt, après de nombreux méandres. Le paloumayre roucoule pour attirer l’attention des palombes, pour les tranquilliser. Puis il joue du semec, cet appelant installé sur une barre, qu’il abaisse vers le sol, avec le savoir-faire des anciens. Il imite le bruit du battement des ailes d’une palombe qui volète pour descendre à terre. Le sol des pantes a été ratissé pour le débarrasser de sa végétation. Depuis les hautes branches où elles sont posées, les palombes lorgnent ces agapes providentielles, glands et graines que le chasseur a disposés. Tout à coup, sur commandement du paloumayre, les « poulets » surgissent.
Dès la porte de leur logement ouverte, « les poulets, » ces appelants – encore des palombes complices – viennent s’emparer des graines au sol. Voilà de quoi attiser encore la convoitise des congénères sauvages. Mais la palombe est méfiante, d’aucuns diront capricieuse. Si quelqu’une accepte de descendre se poser au sol, commence un grand tourment pour le paloumayre. Faut-il attendre que d’autres descendent, dans l’espoir d’une plus jolie prise ou déclencher tout de suite la fermeture des filets. Il n’est pas rare que le temps de la décision soit trop long. Un coup de fusil retentit au loin dans les coteaux, une pomme de pin tombe au sol, parfois rien, juste la méfiance de l’oiseau sauvage. Dans un claquement d’aile sec et étourdissant, voilà que les presque captives rejoignent le ciel, pour poursuivre leur migration vers des contrées lointaines, laissant le chasseur à ses rêveries étourdies et déçues.
Les autres chasses
Chaque automne, lors de la migration, la chasse en palombière côtoie une autre chasse, beaucoup moins pratiquée : la chasse au pylône. Installation assez sommaire, le pylône est une plateforme surélevée pouvant accueillir un à trois chasseurs, dépourvue de toit et, bien sûr, d’appelants qui ne sont autorisés que pour le tir au posé. Elles sont disposées plutôt en sommet de coteau et toujours dans l’axe des couloirs migratoires. Cette chasse est pratiquée de part et d’autre des deux vallées principales du Lot et de la Garonne ainsi que sur les coteaux qui les bordent. Seule son adresse permet au chasseur de prélever quelques palombes, en les tirant à la volée. D’autres chasseurs n’utilisent d’ailleurs pas de pylône et pratiquent depuis le sol. Il faut alors attendre le passage du vol, en espérant qu’il passe à portée de fusil.
Tout au long de la saison, la chasse devant soi consiste, comme son nom l’indique, à parcourir les campagnes, le long des haies ou en bordure de bosquets, dans l’espoir de surprendre une palombe. En hivernage, les palombes se nourrissent dans les chaumes de céréales, notamment de maïs, dans les bois, à la recherche de glands ou même parfois dans les vergers de noisetiers. Le soir, elles gagnent les bois pour y passer la nuit. Une autre chasse, d’affût, amène le chasseur à y attendre les palombes. Il se dissimule derrière un petit abri de branchages ou un filet de camouflage qu’il installe au pied d’un arbre, le « jouquet. » L’efficacité de la technique, qui porte le même nom, peut être améliorée avec un appelant. Lorsqu’une palombe se pose loin du poste d’affût, deux possibilités s’offrent au chasseur : tenter une approche discrète ou la roucouler, en espérant qu’elle se laisse prendre au jeu et se rapproche.